La science, la cité

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Les dessous des "Scientists of America"

Matthieu l'annonçait sur son blog la semaine dernière (et blop en commentaire ici-même deux jours avant), c'est la dernière sensation de l'Internet scientifique : Scientists of America propose des articles de vulgarisation mis à  jour fréquemment, accessibles gratuitement et réutilisables sous licence Creative commons. Sauf que… rien de ce qui est raconté n'est à  prendre au premier degré, et les "faits scientifiques" annoncés sont rédigées à  la demande des lecteurs qui cherchent une caution pour se rattraper après avoir sorti une grosse bêtise à  leur dernier dîner mondain.

Le supplément "Ecrans" de Libération nous l'apprend, c'est le Français Jean-Noà«l Lafargue qui se cache derrière ce site, à  l'apparence bien… américaine ! Il explique cette blague, et avoue ne pas savoir si c'est une œuvre artistique, ce dont on peut douter quand on le connaît pour l'avoir côtoyé sur Wikipédia.

Car comme une œuvre d'art, il nous prend à  contre-pied et nous amène à  nous poser quelques questions. Voici les miennes, voici la lecture que je fais de ce "happening" dont j'espère qu'il ne sera pas (trop) éphémère.

Ce site a d'abord le mérite de nous rappeler que la science est avant tout un discours : il n'y a pas de science s'il n'y a personne pour raconter ce qu'il a fait, observé ou compris. On retrouve le sens premier de l'adjectif "scientifique" selon Bruno Latour : ce qui renvoie dans les cordes la sagesse populaire, le bavardage mondain et les rumeurs oiseuses, parce qu'il n'y a plus à  discuter. En ce sens, voilà  un site qui prétend fabriquer du scientifique, de l'absolu ! C'est bien son argument central : vous assister dans vos efforts rhétoriques, (…) donner à  vos affirmations péremptoires un poids scientifique véritable.

Il joue ensuite avec les codes de l'écriture du journalisme scientifique, sur tous les modes (interview avec un chercheur ou expert, présentation de résultats inédits, courrier des lecteurs, article prenant le prétexte de l'actualité etc.) et avec tous les outils (données, graphiques, citations de chercheurs et experts etc.). Il fait avec beaucoup d'humour et de réussite ce que Georges Perec avait fait avec la littérature scientifique primaire : la parodier, en reprendre les codes pour mieux la détourner.

Les Scientists of America lancent aussi un défi au journalisme scientifique pour sortir de ces schémas préformatés, du simple compte-rendu de faits sensationnels ou contre-intuitifs ! Innovez, surprenez-nous, sortez du copier-coller de communiqué de presse — et ne mêlez surtout pas les deux en nous racontant une étude bidon sur les carrières des stars hollywoodiennes expliquées par leur patronyme !

Et finalement, ils montrent que les mêmes mécanismes cognitifs qui nous attirent vers un article de Science & vie nous attirent vers un faux article de vulgarisation : curiosité, envie d'être étonné, d'être surpris, goût pour les études étayées et les réponses (ou ce qui est présenté comme tel). Et que l'attrait de la "vérité" est peut-être bien secondaire…

Bref, je vois les Scientists of America autant comme un amusement que comme une interpellation des journalistes scientifiques et de tout ceux qui fabriquent ou consomment du discours scientifique à  la pelle — un sondage par là , une étude par ci : écoutez-vous un peu parler, prenez de la distance et mesurez votre excès… Et laissez nous respirer !

Conclusion : moi aussi j'ai commandé mon article pour 10 €, qui a été accepté. Voyons comment ils se sortent du paradoxe du menteur puisque l'article montrera que "Tous les articles publiés par Scientists of America sont faux" !

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Un point sur la vulgarisation scientifique

Le journalisme scientifique n'a pas bonne presse, il est souvent accusé de sensationnalisme, d'imprécision ou de simplification, voir même parfois d'être trop timoré. La vulgarisation scientifique en général peut être accusée de ces maux. A un niveau plus fin, on leur reproche de considérer leur public comme des ardoises vides où viendrait s'inscrire la "bonne parole scientifique", dotée naturellement d'une autorité et d'une universalité incontestables : l'immense public des "profanes" est invité au grand spectacle de la science qui, implicitement, en raison même de l'identification des exclus à  des profanes, relève du "sacré"[1].

En ce qui concerne les journalistes scientifiques, ces travers sont sans doute en partie dus à  l'embargo imposé par les journaux (et le rédacteur en chef du Lancet ne dit pas autre chose). Selon cette pratique désormais habituelle, Nature, Science ou les autres mettent les articles importants à  la disposition des journalistes quelques jours avant publication, à  condition que ceux-ci ne sortent pas leur article avant le jour de publication, ou la veille. Alors, les journalistes se croyant dépositaires d'un savoir rare et déférents vis-à -vis des sources d'information dont ils dépendent, considèrent qu'il suffit d'être la caisse de résonance des maîtres du Verbe[2] (sans regard critique !) pour faire leur travail. De plus, les communiqués de presse diffusés par les mêmes revues ou parfois les équipes de recherche (aux Etats-Unis) favorisent le journalisme paresseux et l'information homogène.

Mais alors, que faudrait-il ? Eh bien, pour reprendre les arguments de Franco Prattico[3], il ne faudrait plus "traduire" le langage ésotérique du savant dans le langage "vulgaire" du public mais chercher à  en identifier les points communs, les viaducs et les isthmes. Mais pour cela,

il faut construire une nouvelle figure d'intellectuel disposant d'une vaste formation, non seulement scientifique et philosophique, mais aussi littéraire et artistique, qui soit en mesure de lire notre époque de manière critique sans préjugés. Cette nouvelle figure doit se faire porte-parole d'une prise de conscience, d'une part, de la pénétration de la technologie (et donc la lire avec un regard critique), d'autre part du fait que l'image du monde que nous avons héritée des siècles passés est désormais déstructurée, et que ce tremblement de terre (…) concerne aussi l'imaginaire et demande donc une reconstruction des points de repère et des valeurs. (pp. 206-208)

Les scientifiques qui font de la vulgarisation doivent aussi éviter de penser que seule la "vérité" (sur l'origine de la vie, les causes du cancer, les mécanismes du réchauffement climatique…) intéresse leur public alors qu'eux-mêmes sont intéressés par toute autre chose, et qu'ils n'attendent pas de leur collègue qu'il s'intéresse à  un énoncé scientifique sous le seul prétexte qu'il est vrai. Comme l'écrivent Françoise Bastide et al., il faut trahir la science, c'est-à -dire trahir ce que les scientifiques ne disent pas au "public", ce par quoi ils trahissent eux-mêmes la différence qu'ils font entre publics et collègues[4].

A la lumière de ces principes, j'ai essayé de réécrire une brève de Science & vie consacrée à  la toxoplasmose et brocardée par Timothée. Pas facile, surtout dans ce format aussi court. Mais je persiste à  croire que c'est possible — et après tout, il existe bien des formations où les journalistes scientifiques pourraient apprendre à  s'y mettre !

Notes

[1] Baudouin Jurdant (1996), "Enjeux et paradoxes de la vulgarisation scientifique", Actes du colloque La promotion de la culture scientifique et technique : ses acteurs et leurs logiques, Université Paris 7 - Denis Diderot, 12-13 décembre, pp. 201-209.

[2] Franco Prattico (1998), "Divulgation scientifique et conscience critique", Alliage, n° 37-38, pp. 204-210.

[3] Op. cit.

[4] Françoise Bastide, Denis Guedj, Bruno Latour et Isabelle Stengers (1987), "Il faut trahir la science", Le résistible objet des films scientifiques, club Scientifiction.

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Trouvez l'auteur : Science et littérature

Voici l'extrait d'un texte en français, que je ne vais pas dater pour compliquer votre tâche (mais les noms cités permettent de situer à  peu près). Le nom de l'auteur, à  défaut du titre de l'ouvrage, fera l'affaire :

Souvent, dans la littérature proprement dite, les écrivains parlent pour ne rien dire. Il me semble, au contraire, que l'on devrait surtout écrire dans un but d'instruction générale. Pourquoi un écrivain scientifique, un d'Alembert, un Laplace, un Arago, un Claude Bernard, un Poincaré, serait-il, par définition, inférieur à  un écrivain purement littéraire, à  un peintre de mœurs ou à  un historien ? La littérature a trop longtemps célébré des fictions plus ou moins ingénieuses ; laissons-la aujourd'hui nous montrer le spectacle de l'univers, éternellement digne de notre enthousiasme ! Et en pénétrant dans l'auguste sanctuaire de la vérité, ne nous étonnons point d'être émus parfois devant les révélations inattendues que peut offrir à  nos pensées attentives l'être invisible caché dans le mystère des choses.

[Mà J 22/05, 6h33] : Bravo à  blop, lecteur fidèle qui a reconnu Camille Flammarion, vulgarisateur et scientifique dont j'ai déjà  parlé sur ce blog, dans ses Contemplations scientifiques (1870-1887). Pour nuancer les critiques de Flammmarion, on peut noter que l'Académie française, qui admet aujourd'hui un scientifique comme François Jacob, a autrefois compté d'Alembert, Laplace, Claude Bernard, Louis Pasteur, Henri Poincaré et Louis Pasteur Vallery-Radot parmi les siens… Je renvoie les lecteurs intéressés par ce type d'ouvrages et d'écriture à  un très beau billet de Procrastin.

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Internet et usage de l'information scientifique

J'ai souvent défendu l'idée, ici ou ailleurs, que le Web en entier devient une source importante d'information scientifique — ou, plus exactement, une source vers laquelle se tournent préférentiellement les profanes pour obtenir des informations ponctuelles d'ordre scientifiques, surtout lorsque celle-ci est liée à  des controverses de société et que l'information sur la science nourrit le désir de s'informer. Alors, à  nous de faire en sorte que la "meilleure" information possible soit à  leur disposition.

Via le blog "Framing Science", je (re)découvre une enquête du Pew Institute qui me donne raison : 20% des sondés américains (internautes ou non) expliquent qu'ils utilisent Internet comme source principale d'information sur la science (contre 41% pour la télévision), ce qui commence à  faire beaucoup !

Mais voilà , c'est bien le désir de s'informer qui constitue le plus gros obstacle :

  • 65% des américains sondés qui ont eu connaissance d'information sur la science par Internet s'étaient connectés pour autre chose ;
  • 78% de ceux qui ont eu connaissance d'information sur la science par Internet se décrivent comme "très" ou "assez" informés des nouvelles découvertes scientifiques, contre 58% des internautes.

On voit donc le rôle que joue le hasard et les prédispositions (goût personnel) dans l'acquisition d'information scientifique sur la toile !

Une des solutions pour attirer vers la science consiste alors à  faire du sensationnel, jouer sur le registre de l'émotion, comme dans l'exemple du reportage de Canal+ sur les OGM qui a récemment mobilisé l'attention. Ou à  parler de la science autrement, par l'art, par l'humour... afin de décloisonner les catégories selon lesquelles M. X s'intéresse au tiercé et pas aux sujets scientifiques et Mme Y à  la politique et pas à  l'actualité technologique. Mais rien ne remplacera la prime accordée à  la conscience du citoyen, qui seule développera sa compétence (pour paraphraser Jean-Marc Lévy-Leblond) ! Et cela grâce à  la démocratie technique, qui le fait venir aux problématiques scientifiques en l'invitant de plein droit à  y mettre son nez.

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Après la science, réenchanter le monde

Matthieu le regrettait récemment, Georges Lochak l'écrit mieux que quiconque dans Défense et illustration de la science : le savant, la science et l'ombre (Ellipses, 2002, p. 261) :

Journalistes (non scientifiques), historiens (pas ceux des sciences), philosophes (les moins scientifiques possible), sociologues, penseurs en tout genre, médecins, tous ont une opinion, basée sur une méconnaissance solidement assise sur des lectures de seconde main. Et une opinion sur quoi ? Pas sur des sujets techniques, bien sûr. Ce qui les intéresse, c'est l'univers (au moins), les rapports entre science et religion, le hasard, le désordre, la complexité, l'action à  distance, tout ce qui incline à  la magie.
Les sujets les plus courus sont des probabilités, le chaos, l'indéterminisme, les fractals, les incertitudes, l'ordre émergent du désordre, les états virtuels, le stochastique, la décohérence, la téléportation, les attracteurs étranges, le vide quantique, les catastrophes, l'intrication, l'effet papillon, les fluctuations, le paradoxe EPR... Plus des notions astronomiques qu'on adore ne pas comprendre : les quasars, les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les trous noirs, la masse manquante, le sacro-saint big bang. Et quelques mots mathématiques comme les "résultats indécidables" qui fleurent bon l'impuissance.

Une attitude consiste en effet à  regretter la popularité de ces marronniers pseudo-scientifiques, et n'y voir qu'un effet de plus de la perte de terrain de la culture scientifique du grand public. Mais ces concepts colorés ne font-ils pas aussi parti de la culture scientifique ? Ne sont-ils pas aussi un moyen de venir à  la science, comme peuvent l'être les textes poétiques d'Hubert Reeves ou les films de Jacques-Yves Cousteau ?

Plus encore, on peut y voir une réaction salutaire pour échapper au désenchantement du monde induit par la science. Ainsi, Richard-Emmanuel Eastes et Francine Pellaud, dans un article à  paraître sur "Le rationnel et le merveilleux", notent :

lorsque la science, par de nouvelles élucidations du monde, contribue à  le désenchanter, elle ne met pas longtemps à  faire renaître l'émerveillement en lançant, par le biais de la vulgarisation scientifique, des problématiques fantastiques alimentées par moult contradictions (jumeaux de Langevin, paradoxe de Fermi), concepts à  larges affordances (effet papillon, effet tunnel, principe d'incertitude) et objets mystérieux (attracteurs étranges, trous noirs). Autant de chemins empruntés ensuite par la métaphysique, la science-fiction, les arts, les parasciences ; autant de soupapes de sécurité dans une conception scientifique du monde qui ne souffre pas la présence du merveilleux mais qui, par l'invention de ces problématiques et leur vulgarisation, semble s'assurer que ses frontières en demeurent constamment imprégnées.

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