La science, la cité

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Mot-clé : politique

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Sur la science, le président Sarkozy fait le grand écart

L'actualité m'oblige à  une parenthèse dans la série de billets sur la littérature scientifique : le président Sarkozy rendait hommage, mardi, à  Pierre-Gilles de Gennes. En direct du Palais de la découverte, il saluait cet homme qui était convaincu que l'autorité scientifique ne confère pas aux savants une autorité morale, ni une sagesse particulières. Une pensée emplie d'humanisme en effet, que l'on retrouve presque à  l'identique sous la plume d'un autre grand scientifique décédé récemment, Stephen Jay Gould[1] :

les chercheurs, spécialement depuis qu'ils ont acquis la puissance et l'autorité en tant que membres d'une institution désormais bien établie, se sont aventurés au-delà  de leurs domaines d'expertise personnels et ont pris part à  des débats éthiques en arguant — ce qui est illogique — de la supériorité de leur savoir factuel. (Ma connaissance technique de la génétique du clonage ne me confère aucun droit d'influencer des décisions légales ou morales de créer, par exemple, une copie génétique d'un enfant mort.)

Mais voilà , le président constate plus loin :

Alors à  un moment où le progrès se trouve remis en cause, non pas seulement dans son contenu, mais dans son idée même. A un moment où la science se trouve attaquée, où la foi en la raison vacille, où l'autorité scientifique se trouve ébranlée au tant (sic) que toutes les autres formes d'autorité par une crise de défiance sans précédent, je voudrais vous dire ma confiance en vous, ma confiance en la science et ma confiance en la connaissance.[2]

Alors quoi, les scientifiques devraient avoir l'autorité humble mais regretter que cette autorité scientifique soit ébranlée ? Nicolas Sarkozy me semble oublier un peu vite la leçon de Pierre-Gilles de Gennes, en l'espace de seulement… 4 minutes 30 ! Voilà  le premier grand écart de mon titre.

Discours de N. Sarkozy au Palais de la découverte © Présidence de la République

Mais surtout, y a-t-il vraiment un déclin de l'autorité scientifique ? Désolé, mais je ne sais pas ce que signifie l'autorité scientifique… Par contre, on peut mesurer facilement la confiance que les citoyens accordent aux scientifiques, et la comparer avec celle qu'ils accordent aux journalistes, aux associations, aux hommes politiques. Surprise : en 1992, d'après l'Eurobaromètre 38.1 (p. 86), les personnes interrogées affirmaient respecter le plus les médecins (à  45%) avant les scientifiques (23%), les juges (11%) etc. C'est même en France que les scientifiques étaient les plus respectés (36%). Que disent les résultats plus récents ? L'Eurobaromètre 55.2 de 2001 (pp. 41-43) ne fournit malheureusement pas de résultat que l'on puisse comparer car la question fut posée différemment. Il apparaît néanmoins que dans l'hypothèse d'une catastrophe dans le quartier ou le voisinage, les Européens font d'abord confiance aux scientifiques pour leur en expliquer les raisons. Dans l'absolu, les médecins forment la profession la plus respectée (71%), avant les scientifiques (44%), les ingénieurs (29%) etc. Les politiques viennent en dernier (6,6%), ce qui me fait dire que Sarkozy voit chez les autres ce qui le touche lui et ses pairs !

Mais je suis mauvaise langue, peut-être est-ce là  ce que l'on entend par la fameuse "crise", le "divorce" entre la science et la société. Alors, crise ou pas crise ? Etonnamment, d'après une enquête interne du CNRS, seulement 28% des personnels chercheurs et ingénieurs pensent qu'il y a une crise. Alors quoi, toutes ces innovations contestées (OGM, nanotechnologies, nucléaires etc.) ? Pourquoi en est-on là  si le divorce n'est pas consommé ? Peut-être qu'il y a bien une crise mais que les chercheurs ne la voient pas, uniquement sauvés par les politiques qui le leur font remarquer ! L'historien et sociologue des sciences Dominique Pestre conseille d’oublier le cauchemar (un rien paranoïaque) d’un monde qui deviendrait irrationnel et anti-science, parce que

Les critiques sont plutôt vis-à -vis des régulations (des produits techno-scientifiques et des risques industriels) ; vis-à -vis des attitudes systématiquement technophiles (tout ce que la science peut faire doit advenir) ; vis-à -vis des valeurs que portent, et des effets sociaux qu’induisent ces changements techno-industriels.

Là  encore, c'est surtout à  la gouvernance qu'il faut jeter la pierre, et non aux chercheurs ! Toujours le même contresens de notre président, qui en profite pour se faire mousser au passage puisqu'il assure, lui, avoir confiance en la science…

Voici le second grand écart de ce discours, finalement assez riche de lieux communs, ce qui est peu faire honneur à  l'intelligence du prix Nobel de physique. Ah, j'oubliais, la grande promesse de la journée : renommer le campus de l'université d'Orsay du nom de Pierre-Gilles de Gennes !

Notes

[1] Le Renard et le hérisson, sous-titré "Comment combler le fossé entre la science et les humanités ?" (Le Seuil coll. Science ouverte, 2003)

[2] Nicolas Sarkozy dit en fait légèrement autre chose que la retranscription officielle, voir la vidéo à  partir de la 12e minute

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Discours des candidats sur les OGM

Loin de moi l'idée de résumer ici les intentions des candidats aux présidentielles concernant les OGM, d'autant que pour la plupart d'entre eux, ce n'est plus guère d'actualité. Mais j'ai eu la chance d'assister à  une comparaison de ces programmes de 2002 et 2007, menée par Didier Torny et Francis Chateauraynaud. Ce dernier a récemment co-écrit un dialogue avec son "sociologue électronique" Marlowe, qui lui permet de ressortir et d'interroger plus de 1500 discours des quatre principaux candidats à  l'élection présidentielle 2007.

Mobilisant les mêmes outils sur la problématique OGM, cette équipe est capable de caractériser un discours, à  la fois quantitativement (fréquence des arguments, du vocabulaire utilisé) et qualitativement (univers lexical, type de modalisation : ironique, critique etc.). Qu'observent-ils sur l'ensemble des programmes officiels ?

D'abord, qu'aucun argument nouveau est apparu entre 2002 et 2007, certains ayant même disparus : c'est le cas de l'argument des OGM pour lutter contre la famine (utilisé par Madelin en 2002), de la nécessité du calcul bénéfice / risques des OGM, des OGM comme exemple de risque sanitaire (le dossier est aujourd'hui autonome et doit être traité en tant que tel, pas au même niveau que la vache folle ou les pesticides).

Ensuite, certains arguments sont repris : l'interdiction, le moratoire (qui a largement pris du poids), l'invocation du principe de précaution (beaucoup moins explicité, nuancé ou modalisé qu'en 2002), la question de la recherche et des essais en plein champ.

En fait, il semble que les propositions s'appauvrissent. Les positions se durcissent réellement, et les quatre candidats qui ne parlent pas des OGM en 2007 n'en parlent pas du tout, même pas positivement. Enfin, la coexistence n'est pas évoquée et face à  la montée du moratoire comme "solution miracle", on est bien forcé de parler de pauvreté des arguments...

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Chercher ou valoriser, dilemme du chercheur ?

Rien de tel qu'une prof parlant de "l’excellente thèse d’Erwan Lamy" au détour d'un e-mail pour inciter à  lire une thèse de 374 pages, lecture plutôt rebutante habituellement. Bien m'en a pris !

Cette thèse intitulée La fragmentation de la science à  l'épreuve des start-ups montre que l'on peut faire de l'épistémologie appliquée en testant empiriquement des hypothèses qui vont puiser leurs racines dans les visions différentiationniste vs. antidifférentiationniste de la science ; en l'occurrence, il s'agit de savoir si, oui ou non, la science est un champ autonome, "différent" des autres champs d'activités humaines[1]. Si oui, sachant que c'est à  leur niveau que cela se construit, les chercheurs qui créent des entreprises et s'engagent dans la valorisation devraient conserver leur singularité et rester des chercheurs à  part entière. Si non, ils deviendraient des chercheurs-entrepreneurs imprégnés par l'esprit de commerce et se fondant parfaitement dans le paysage industriel.

Qu'en est-il ? De son étude de 41 cas de création d'entreprise par des chercheurs du CNRS, Lamy distingue trois profils de chercheurs-entrepreneurs :

  • les Académiques, pour qui la création d'entreprise se fait au service de leurs travaux de recherche, sans incompatibilité mais avec facilitation mutuelle ; ils ne se soumettent guère aux réquisits de la logique marchande et n’adhèrent que marginalement au modèle de l’entrepreneur et, même si leur productivité scientifique académique n'est pas nécessairement augmentée, ils bénéficient de la reconnaissance scientifique et professionnelle de leur expertise et d'un étoffement de leurs réseaux de collaboration (l'un a par exemple reçu la médaille d'argent du CNRS, un autre a été nommé professeur de classe exceptionnelle) ;
  • les Pionniers, qui récusent la différence entre activité scientifique et monde de l'entreprise, veulent s'impliquer en tant que véritables entrepreneurs ; ils sont portés par une forte volonté de s'écarter du modèle universitaire, se mettent au secret industriel, publient moins ou plus etc., et en sont pénalisés largement par le monde académique ; bref, ils en viennent à  perdre leur identité scientifique ;
  • les Janus, qui échappent à  toute classification hâtive car ils sont la preuve qu’un fort engagement entrepreneurial n’est pas toujours synonyme de brouillage des frontières : ils ne considèrent pas que la validité des travaux scientifiques est absolue, ils se réfèrent aux pratiques et aux contextes particuliers ; ils s'éloignent moins du laboratoire que les Pionniers, continuant de s'investir dans la vie scientifique, et ce sont ceux qui constatent le plus une augmentation de leur productivité. Des trois classes, ce sont les Janus qui ont la production la plus fondamentale, et elle le reste pendant et après la création, comme si le produit de leurs activités de recherche et leur implication entrepreneuriale était déconnectée, alors qu’elles sont au cœur de la création, et qu’ils adaptent leurs pratiques scientifiques aux circonstances.

D'où il apparaît qu'en majorité, la singularité du scientifique est préservée, notamment par un attachement bien réel à  la science comme communauté auto-régulée basée sur l'universalité (Merton) — et ce malgré la mercantilisation avancée à  l'échelle institutionnelle. Avec le conseil suivant donné aux politiques de recherche :

L'importance de cette division du travail révélée par l'analyse des Janus et des Académiques n'appelle nullement une condamnation de la mobilité intersectorielle: il ne s'agit pas d'empêcher la mobilité du public vers le privé, ni du privé vers le public. Mais il importe d'organiser ces échanges en sorte qu'ils respectent les contraintes qu'imposent les spécificités des identités scientifiques. (…) Ce que montre cette étude, c'est qu'il n'est pas nécessaire de sacrifier l'autonomie des chercheurs sur l'autel de son utilité économique et sociale. Il est nécessaire que chacun de ces deux mondes se connaissent mieux, non pas qu'ils se ressemblent.

Cette thèse a évidemment un intérêt épistémologique et permet d'avancer, par des arguments expérimentaux, dans des débats en cours. Mais aussi, elle ne nous fait plus lire de la même façon cet article du Monde daté du 1er décembre dernier qui rapporte la politique de valorisation du CNRS et la position de son nouveau Directeur de la politique industrielle, Marc Jacques Ledoux :

"Nous aimerions que les industriels nous disent ce dont ils ont besoin en matière de recherche fondamentale", insiste ce chimiste de renom, auteur de 160 articles et livres, créateur d'entreprise, et dont les recherches sur la catalyse et les catalyseurs ont eu des applications directes dans l'industrie. "Mon laboratoire a toujours travaillé avec des industriels et ça ne m'a pas empêché de publier, bien au contraire", explique-t-il." (c'est moi qui souligne)

Effectivement, on peut valoriser et publier en même temps quand on est un Janus. Et bien que ce soit la classe la plus minoritaire (11 chercheurs sur 41), il est intéressant de voir que son modèle s'impose aujourd'hui comme modèle-type de l'entrepreunariat scientifique en Fance.

Notes

[1] Ce qui se rattache au débat entre constructivisme et réalisme, car s'il n'y a rien dans l'identité scientifique qui lui soit intrinsèque, alors elle est un pur construit, et doit être rapportée dans son entier à  son contexte institutionnel et/ou socio-économique

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Le billet d'à  côté

Ce titre à  deux sous (avec tout de même une référence culturelle) pour vous signaler que le Doc' et moi avons commis un billet en commun, publié chez lui. C'est à  propos de l'usage de la preuve scientifique en politique et j'ose dire que nous avons somme toute une vision plus progressiste que la moyenne des scientifiques : moi à  cause de mon bagage sociologique et le Doc' parce qu'il sait sortir du moule. Si si !! ;-)

Bonne lecture donc, et ça se passe chez lui pour les commentaires...

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Trouvez l'auteur : Technosciences et politique

Voici à  nouveau un texte traduit en français, publié dans la seconde moitié du XXe siècle :

De par les conséquences socio-culturelles imprévues du progrès technique, l'espèce humaine s'est elle-même mise au défi non seulement de provoquer la destinée sociale qui est la sienne mais encore d'apprendre à  la maîtriser. Et il n'est pas possible de relever ce défi lancé par la technique avec les seules ressources de la technique. Il s'agit bien plutôt d'engager une discussion, débouchant sur des conséquences politiques, qui mette en rapport de façon rationnelle et obligatoire le potentiel dont la société dispose en matière de savoir et de pouvoir techniques avec notre savoir et notre vouloir pratiques.
D'une part, une telle discussion pourrait éclairer les acteurs de la vie politique, dans le cadre de ce qui est techniquement possible et "faisable", sur la conception que les intérêts auxquels ils ont affaire se font d'eux-mêmes, telle qu'elle se trouve déterminée par la tradition. D'autre part, à  la lumière des besoins ainsi articulés et ré-interprétés, ils pourraient juger par rapport à  la pratique dans quelle direction et dans quelle mesure nous désirons développer notre savoir technique dans l'avenir. (p. 95)

Je peux donner un indice supplémentaire (c'est-à -dire un autre extrait) si vous séchez trop ;-)

[Mà J 13/03, 22h00] : Bravo à  Anon qui a reconnu Jà¼rgen Habermas dans La technique et la science comme "idéologie", et plus précisément le chapitre "Progrès technique et monde vécu social" (Gallimard, "Tel", 1990). Pour un texte paru pour la première fois en 1966, on ne peut que saluer son extrême pertinence et acuité, ce qui a d'ailleurs trompé François !

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