La science, la cité

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Mot-clé : politique

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Science et pas science au Grenelle de l'environnement

La science n'est pas connaissance du monde : elle est un discours sur le monde. Parce qu'elle délimite elle-même son champ d'application (les trous noirs mais pas les OVNIs), parce qu'elle propose une méthode presque univalente (essentiellement réductionniste), parce qu'elle se construit sur une dynamique sociale forte (revues, collèges invisibles, académies, universités et instituts de recherche), elle ne peut prétendre à  l'exhaustivité.

Du coup, elle va avoir tendance à  rejeter tout ce qu'elle n'est pas, afin de maintenir la démarcation qui donne à  la science sa légitimité particulière. Ce sont les accusations envers la fausse science, la pseudo-science, la junk science méprisés en regard de la sound science, cette science bien faite, cherchant le consensus des pairs, sans motifs politiques. Le plus drôle, comme toujours, est qu'un camp traite l'autre de junk science et réciproquement !

Puis il y a tout ce que la science n'a pas encore intégré dans son champ : tous les domaines laissés de côté, toutes les questions jugées superflues. On peut citer par exemple les traitements alternatifs contre le cancer : ils font partie de ce que David Hess a appelé la "science qui n'est pas faite" (undone science). Pour bien montrer que ces sujets sont temporairement exclus de la science mais que celle-ci peut se les approprier, dès qu'il se crée une communauté de recherche ou une source de financements : Because the pharmaceutical industry invests only in patentable products rather than public domain interventions, clinical trials research for nutritional and herbal therapies has moved forward at a slow pace. On n'est pas loin de l'histoire racontée par Matthieu, toujours à  propos d'un traitement contre le cancer…

Il n'y a donc pas la science d'un côté et la non-science de l'autre mais ce que la science a investit, ce qu'elle pourrait investir dans le futur ou ce qu'elle a décrété ne relevait pas de son ressort. Mais même ce qu'elle a investit n'est pas monolithique. Selon les disciplines, les discours sur le monde divergent et peuvent devenir incompatibles (ou "incommensurables", dirait Thomas Kuhn). J'ai étudié un bel exemple de cette situation : l'affaire Quist et Chapela. Vous vous souvenez que Quist et Chapela avaient démontré en 2001 la présence au Mexique (région de l'Oaxaca), dans des populations sauvages de maïs, de séquences génétiques provenant de maïs OGM. Ils ont d'abord été critiqués sur le résultat lui-même, puis sur le protocole expérimental, et sur les conclusions que l'on pouvait tirer du résultat en termes écologiques. Une étude parue en 2005 dans les prestigieux Proceedings of the National Academy of Sciences mettait fin à  la controverse en montrant qu'en 2003 et 2004, pour 153 000 semences testées prélevées dans 125 champs de l'Oaxaca, aucun transgène n'était à  signaler. S'ils étaient bien présents en 2001, ils ont donc disparus sous l'effet de la baisse des importations de PGM et de l'éducation des agriculteurs, entraînés à  ne plus planter n'importe quelle semence.

Mais voilà  : un article de 2006 revenait sur le raisonnement statistique des auteurs et soulignait surtout que la question est plus complexe qu'il n'y paraît puisqu'au-delà  de l'analyse, des estimations précises et fiables de la présence de transgènes nécessitent de comprendre la structure et la dynamique des populations locales de maïs traditionnel et la manière dont les agriculteurs les gèrent. C'est donc la manière de poser le problème qui doit être corrigée, pour revenir aux pratiques agricoles locales… Dans ces conditions, alors que Quist et Chapela sont bien positionnés puisqu'ils s'intéressaient depuis longtemps à  la biodiversité sous l'angle anthropologique et économique, que deviennent les biologistes moléculaires qui les avaient attaqués le plus durement ? Que deviennent même les biologistes des populations qui ignorent les savoirs locaux ? On voit que la manière de poser le problème peut-être suffisamment différente pour que des communautés scientifiques un tant soit peu éloignées n'arrivent plus à  se parler, à  se mesurer l'une à  l'autre !

Mais alors, comment s'en sortir ? Pas question de chercher à  démêler le faux du vrai puisque les discours peuvent être incommensurables ou inexistants dans le cas de la science qui n'est pas faite. Mieux vaut faire comme le propose Bruno Latour, prenant l'exemple de l'affrontement sur les OGM en France :

Chaque groupe propose (…) un monde dans lequel les autres sont invités à  venir vivre. Or, ces propositions de mondes divergent les unes des autres non seulement dans leurs "aspects sociaux", mais surtout dans leurs "aspects scientifiques". Il n'est pas très étonnant qu'elles suscitent des réactions virulentes de ceux qui se trouvent ainsi mobilisés, surtout si on leur demande de modifier leurs habitudes alimentaires, leur définition du risque, leur lien à  la terre, leurs relations avec les firmes agro-alimentaires, la manne des subventions européennes, et ainsi de suite. C'est justement, le rôle de la politique que de faire émerger de ces propositions antagonistes, un monde commun : une définition acceptée de ce qu'est l'agriculture, la recherche, l'alimentation, la génétique, l'Europe de demain.

 ©© Cyril Cavalié

A l'heure du Grenelle de l'environnement, il faut donc tâcher de créer un monde commun, en ne demandant pas à  la science d'apporter des preuves et de simplifier le débat mais de le complexifier pour que les choix soient épais, robustes et qu'ils tiennent compte des humains comme des non-humains.

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Alerte pour les lanceurs d'alerte !

Le lanceur d'alerte, c'est ce personnage ou ce groupe, doté d'une faible légitimité ou lié à  des instances autorisées, qui se dégage de son rôle officiel pour lancer un avertissement à  titre individuel et selon des procédures inhabituelles. L'alerte est un processus plus ou moins long et tortueux, situé entre l'appel au secours et la prophétie de malheur. Le lanceur d'alerte doit payer de sa personne pour faire passer son message car lancer une alerte consiste à  aller contre l'ordre établi, à  "réveiller" des agents absorbés par la routine et naturellement enclins à  dédramatiser les évènements[1].

Aujourd'hui, ces lanceurs d'alerte sont plus que jamais nécessaires. Et pourtant, ils sont menacés. Vous vous souvenez de Christian Vélot ? Maître de conférences en génétique moléculaire à  l'université Paris sud et responsable d'une équipe de recherche à  l'Institut de génétique et microbiologie, il anime depuis 2002 sur son temps personnel de nombreuses conférences à  destination du grand public sur le thème des OGM. Ses prises de position lui valent aujourd'hui de nombreuses pressions matérielles : confiscation de la totalité de ses crédits pour 2008, privation d'étudiants stagiaires, menace de déménagement manu militari, et décision arbitraire de non renouvellement de son contrat. Vous connaissez Pierre Méneton ? Chargé de recherche à  l'INSERM au sein du département de Santé publique informatique médicale (SPIM) de Jussieu, il est poursuivi en diffamation par le Comité des Salines de France et la Compagnie des Salins du Midi et des Salines de l'Est pour une phrase prononcée lors d'une interview pour le magazine TOC en mars 2006 : Le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire industriel est très actif. Il désinforme les professionnels de la santé et les médias. Vous n'avez pas oublié André Cicolella ? Chercheur en santé environnementale, il fut en conflit avec les instances dirigeantes de l'INRS pour avoir révélé la dangerosité des éthers de glycol et licencié en 1994. Il n'a pas abandonné la lutte pour autant !

Comme les Etats-Unis avec le Whistleblower Act ou la Grande-Bretagne avec le Public Interest Disclosure Act, la France doit se doter d'un dispositif de protection des lanceurs d'alerte. Pendant la préparation du Grenelle de l'environnement, une mesure avait bien fait la quasi-unanimité dans les groupes de travail n°5 (p. 7) et n°3 : celle d'une loi de protection de l'alerte et de l'expertise, avec la création d'une Haute Autorité, qui soit une sorte de CNIL de l'alerte et de l'expertise. Pourtant, cette proposition n'est pas reprise dans le document préparatoire remis par le gouvernement aux négociateurs du Grenelle !

C'est pour porter à  nouveau cette question que la Fondation Sciences Citoyennes et le GIET, au nom de l'Alliance pour la planète, organisent une table-ronde à  Paris le lundi 22 octobre, de 10h à  12h30 (au FIAP : 13, rue cabanis, Paris 14e, métro Glacières ou St Jacques). Christian Vélot, Pierre Méneton, André Cicolella, Jacques Testart, Etienne Cendrier, Jean-Pierre Berlan et d'autres viendront témoigner des difficultés auxquelles ils font face, et de la nécessité de doter les lanceurs d'alerte d'un statut les protégeant.

(full disclosure : Je suis adhérent de la Fondation sciences citoyennes)

Mà J 26/10 : Pour compléter ce billet, je signale un article paru dans Libération le même jour et une interview de Christian Vélot par la web TV non-officielle du Grenelle de l'environnement.

Notes

[1] Ce paragraphe doit tout à  l'introduction du livre de Didier Torny et Francis Chateauraynaud, Les sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, éditions de l'EHESS, 1999.

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FAQ sur le prix Nobel de la paix 2007

Une petite foire aux questions sur le modèle de celle de Tom Roud.

Alors c'est le GIEC qui a eu le prix Nobel de la paix ?

Oui, et il le partage avec Al Gore pour leurs efforts dans la construction et la dissémination des connaissances concernant le réchauffement climatique d'origine humaine, et pour poser les fondations des mesures qui sont nécessaires pour le contrecarrer.

Le prix Nobel de la paix à  une institution scientifique… c’est pas un peu fort de café ?

Pourquoi pas. La réchauffement climatique est effectivement un enjeu planétaire et le consensus scientifique construit par le GIEC aura permis d'attirer l'attention des autorités sur ce point. Cependant, bien qu'il s'en défende, le GIEC fait de la politique. Il construit une réalité, il fabrique un discours performatif, il brandit la menace d'un futur sombre. En cela, le prix Nobel prend tout son sens. Pour ses adversaires aussi, d'ailleurs...

Et pourquoi ne pas lui décerner le prix Nobel de physique ?

Parce que la science sur laquelle se base le GIEC n'est pas révolutionnaire en soi, c'est la mise en commun des moyens et des résultats qui l'est. Et la poursuite d'un but inamovible : faire la lumière sur les fondements scientifiques des risques liés au changement climatique d’origine humaine, les conséquences possibles de ce changement et les éventuelles stratégies d’adaptation et d’atténuation. Et puis a-t-on déjà  vu un groupe qui n’a pas pour mandat d’entreprendre des travaux de recherche obtenir un prix Nobel de physique ?

Mais finalement, il va à  qui ce prix ?

C'est une bonne question ! Le GIEC se définissant comme une agora qui n'emploie elle-même qu'une poignée de secrétaires, c'est chacune des parties prenantes qui va se sentir probablement gratifié et la communauté des climatologues qui va en ressortir grandie. Mais c'est aussi un prix qui va faire du bien aux fondateurs du GIEC : l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Mais avant ça, c'est une victoire de ceux qui ont cru dans la science du climat, de ces physiciens ou météorologistes qui se sont réunis dès 1873 au sein de l'Organisation météorologique internationale pour travailler ensemble. Et c'est aussi une reconnaissance de la science mondialisée, cette science capable de mesurer des variables à  un instant donné sur chaque point du globe, cette science capable d'échanger des données en temps record, cette science capable d'établir des normes et des procédures standardisées, cette science capable de reconnaître ses pairs d'où qu'ils viennent, bref cette science capable de nous faire saisir le globe dans sa totalité.

Et les écolos ?

Ils se félicitent déjà  du prix...

Mais le GIEC est amené à  disparaître, non ?

Une fois que le problème du réchauffement sera réglé ou que le consensus ne sera plus nécessaire ? Oui, ou même avant si l'on en croit le vice-président du groupe de travail n° 2 : The IPCC has done its job, now the future is in your hands.

Et pourquoi maintenant ?

On peut sans conteste y voir un signal fort avant la session de novembre du GIEC organisée à  Valence (Espagne), qui devrait déboucher sur le rapport "final" (Assessment Report 4) faisant suite à  celui de 2001. Lequel aura un poids d'autant plus fort lors de la conférences des Nations unies sur le réchauffement climatique à  Bali en décembre.

Et les dissidents ?

à‡a risque de devenir dur pour les critiques du GIEC de se faire entendre. On touche difficilement à  un prix Nobel de la paix ! Heureusement qu'il restera la sociologie des sciences pour se livrer à  une critique et un décortiquage subtils...

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Nouvelles du front (7)

Ce blog fait sa rentrée, et on démarre en revenant sur ce qui s'est passé cet été sur le front de la "science en action". Un été pas triste, comme vous allez le voir !

Entre les 4 et 28 juin, le personnel de la Cité des sciences et de l'industrie faisait grève pour protester contre la politique des salaires et la gestion des carrières par la direction. Comme attendu, les visites estivales du site ont été hautement perturbées, ainsi qu'en témoigne cette blogueuse

Michelle Bergadaà  proposait en juillet son jeu de l'été : comment deux articles parus en 2006 dans le Journal of Business Research et le Journal of Social Sciences se sont-ils retrouvés avec 50 lignes en commun ? L'occasion de découvrir l'initiative "Responsable" de l'université de Genève, qui travaille à  un meilleure prise de conscience du plagiat en science et propose quelques solutions à  l'échelle des mémoires et thèses.

Le numéro d'août de Pour la science publiait un article de David Kaiser sur l'histoire de la cosmologie primordiale. On y lisait notamment un paragraphe sur la carrière d'Anthony Zee (je souligne) :

En 1974, A. Zee, alors en année sabbatique à  Paris, tomba sur des articles de théoriciens européens qui utilisaient des outils de la physique des particules pour tenter d’éclairer certaines questions cosmologiques. Cette rencontre fortuite ranima son intérêt pour la gravitation et, de retour aux Etats-Unis, à  nouveau au contact de J. Wheeler, il réorienta ses recherches vers la cosmologie primordiale, et publia un article avec le physicien français Bernard Julia sur les dyons, des objets prédits dans les théories de grande unification et susceptibles d’apparaître dans l’Univers primordial.

Or Pour la science est la version française de Scientific American. Et comme le remarque Jean Zin, on trouvait dans l'article original (je souligne) :

He rented an appartment from a French physicist while on sabbatical in Paris in 1974, and in his borrowed quarters he stumbled on a stack of papers by European theorists that tried to use ideas from particle theory to explain various cosmological features (such as why the observable universe contains more matter than antimatter). Although he found the particular ideas in the papers unconvincing, the chance encounter reignited Zee’s earlier interest in gravitation. Returning from his sabbatical and back in touch with Wheeler, Zee began to redirect his research interest toward particle cosmology.

Bref, pour la circonstance, le traducteur a supprimé la critique des travaux européens et a ajouté la mention du physicien français Bernard Julia... Même l'histoire des sciences "universelles" et "objectives" doit parfois ménager les susceptibilités nationales !

Le 3 août, Le Monde rapportait les conclusions des chercheurs qui ont cherché à  comprendre la manière dont le professeur Hwang avait pu frauder. Le journaliste Jean-Yves Nau commence son article par : L'une des plus belles et des plus tristes affaires de fraude scientifique dans le monde de la biologie cellulaire vient, peut-être, de trouver son épilogue. Il faudra qu'on m'explique en quoi cette affaire, marquée par de graves manquements éthiques (2 061 ovules ont été obtenus de 129 femmes, les laborantines de Hwang ayant contribué sous la pression et des étudiantes en échange de 1 500 dollars), peut être qualifiée de belle… Sinon, deux remarques sur l'article des chercheurs américains, canadiens et japonais : il paraît dans le premier numéro d'une revue spécialisée dans la recherche sur les cellules souches, Cell Stem Cell (un nom un peu absurde qui s'explique par son affiliation à  la fameuse revue Cell) et il réussit l'exploit de ne jamais citer l'article original de Hwang et al., ce qui s'explique par le fait qu'il ait été rétracté mais rend l'article assez bancal !

Entre le 8 août, jour de sa parution en ligne, et le 20 août, où correction fut faite après que j'ai gentiment écrit au comité de rédaction Nature Biotechnology, cette déclaration d'intérêts financiers était vide. Assez ennuyeux quand, en fait, le chercheur incriminé possède un brevet sur la technologie dont il fait l'éloge dans son article !

Pour Guy Morant, le mois d'août était aussi celui où Science & vie recouvrait sa dignité de vulgarisateur officiel de la pensée matérialiste après avoir frôlé l’excommunication par les brights français, suite à  la parution de son numéro spécial sur les miracles (n°236) !

©© Ponsfrilus

Et aujourd'hui, Bruno Latour devient officiellement le directeur scientifique et directeur adjoint de Sciences Po. Pour mes lecteurs les moins au fait, Latour n'est pas qu'un monument de la sociologie des sciences puisque ses derniers travaux interrogent notre attitude soit-disant moderne vis-à -vis de la séparation entre nature et culture, la place des objets ("non-humains") dans le monde ou l’ensemble des conditions ("l'atmosphère") qui rendent vivables les formes institutionnelles de la démocratie. Je suis curieux de voir comment il va infléchir la politique scientifique de Sciences Po et comment, après avoir formé de nombreux responsables industriels à  l'Ecole des mines, il va laisser son empreinte sur l'univers politique français (et pourquoi pas pousser ses étudiants à  créer un parlement des choses).

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Les leçons du trou de la couche d'ozone

Dans le numéro de juillet-août 2007 de La Recherche (n° 410), la rubrique "Opinion" revient à  Didier Hauglustaine pour un laïus sur le réchauffement climatique. Celui-ci brocarde Claude Allègre, accusé de vouloir discréditer un travail scientifique rigoureux, et donne l'exemple du protocole de Montréal de 1987 interdisant la production de polluants incriminés dans le trou de la couche d'ozone (CFC notamment). Ce résultat, explique-t-il, fut le fruit d'une mobilisation de la communauté scientifique [qui] permit d'établir rapidement une théorie robuste et de mettre en accusation des constituants chlorés — les chlorofluorocarbures ou CFC — rejetés par millions de tonnes par différents usages domestiques et industriels. Pourtant, à  la même époque, des voix s'élevèrent, dénonçant une imposture scientifique. Ces voix discordantes soutenaient par exemple que le trou d'ozone avait toujours existé ou qu'il avait pour origine des variations de la luminosité solaire. Vingt ans plus tard, ces interventions ont sombré dans l'oubli, et l'auteur de réclamer que l'analogie entre le trou d'ozone et le changement climatique soit poussée plus loin afin de pouvoir clamer dans vingt ans que de nouveau, le pire a été évité.

Mais l'essentiel n'est pas là . Il est dans cette remarque comme quoi l'entrée en vigueur du protocole de Montréal ne s'est pas fait sans coût. Rien qu'aux Etats-Unis, cinq mille compagnies réalisant un chiffre d'affaire de près de 30 milliards produisaient ou utilisaient les CFC. La conclusion que chacun tire est qu'un accord sur le changement climatique, malgré son énorme coût pour l'économie mondiale, est possible. Et que la science, universelle et robuste, peut dépasser les intérêts des uns et des autres pour le bien de la planète. Vision bien naïve…

Naïve parce qu'elle met la raison du côté des scientifiques, l'intérêt économique du côté de l'industrie, circulez y'a rien à  voir. Le lecteur curieux trouve une version un peu différente de cet épisode dans la thèse en sciences économiques de Stéphane de Cara (''Dimensions stratégiques des négociations internationales sur le changement climatique", Université de Paris-X, 2001) :

Dans ce cas précis [du protocole de Montréal], plusieurs éléments de nature différente ont convergé pour permettre d’aboutir à  un accord. La pression médiatique et l’urgence de l’action (néanmoins, comme dans le cas de l’effet de serre, les conclusions des études scientifiques sur la question n'étaient pas consensuelles) ont favorisé un processus de décision relativement rapide. Les sources d'émissions étaient relativement contrôlables, bien identifiées et suffisamment localisées. Enfin, des technologies alternatives et abordables étaient disponibles de sorte que l’aboutissement d’une convention restrictive n’entraînait pas un coût important pour les entreprises et était même susceptible de fournir un avantage comparatif aux firmes sises dans les pays signataires. (p. 17)

Eh oui. La vision est déjà  moins naïve et l'on découvre un "objet CFC", érigé en coupable par les scientifiques et défendu a priori par les industriels, qui se retrouve finalement arranger tout le monde. Il fait consensus, quand bien même le trou d'ozone lui-même ne le fait pas. Du coup, la résolution du problème fut facile. Selon le sociologue Daniel Sarewitz[1] (dont j'ai déjà  parlé ailleurs), ceci fait de l'histoire des CFC non pas un exemple de controverse résolue par la science mais de rétroaction positive entre des tendances scientifique, politique, diplomatique et technologique convergentes !

Car l'histoire ne s'arrête pas là  (je cite toujours la thèse de de Cara) :

Pour les deux plus gros producteurs mondiaux –tous deux américains– qu'étaient Du Pont de Nemours et Imperial Chemical Industries (ICI), l’adoption d’un Protocole maximaliste –tant du côté de la production que de la consommation– était susceptible d’asseoir leur pouvoir de marché sur ce secteur. Ces deux producteurs disposaient en effet d’une avance importante en termes de R&D sur la production des substituts aux CFC qui aurait pu leur permettre d'éliminer une concurrence devant faire face à  une réorganisation importante.

Les succès de la science ne se font pas sans l'économie. Et le chercheur, le scientifique, ne joue finalement pas tant à  "faire entendre raison" qu'à  construire des objets politiques avec d'autres acteurs, hétérogènes. Pour citer Bruno Latour[2], un scientifique n'est pas quelqu'un qui fait de la politique avec des moyens politiques ; c'est quelqu'un qui fait de la politique avec d'autres moyens.

Notes

[1] "How science makes environmental controversies worse", Environmental Science & Policy, vol. 7, 2004, p. 397

[2] Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue, INRA éditions, 2001, p. 78

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